LE YOGI EST-IL UN COMBATTANT ?

Article publié dans le cadre de mon mémoire de recherche : Le Yogi est-il un combattant ?


Qu’est-ce qui prédomine chez le yogi, est-ce la capacité à se détendre ou à se battre ? 

Alors que beaucoup associent YOGA à des notions de détente, de plaisir, de paix, de relaxation, de zen ou d’apaisement, je mène en YOGA un véritable combat avec moi-même. 

Qu’il s’agisse du plan personnel (YAMA), relationnel (NIYAMA), corporel (ASANA), énergétique (PRANAYAMA), sensori-moteur (PRATYAHARA), mental (DHARANA), psychique (DHYANA) ou spirituel (SAMADHI) aucun de ces 8 membres décrits par Patanjali dans le Yoga-Sūtra ne fait écho en moi immédiatement à des expériences de paix, de détente, de calme intérieur ou d’harmonie.


Le Yogi est-il un combattant ?


Une lutte pour trouver plus d’harmonie


Mon tapis, mon coussin de méditation, ma vie intérieure ou sociale sont comme des champs de bataille où je lutte sans cesse pour trouver plus d’harmonie, de sérénité pour m’approcher de l’état de YOGA tel que défini par Patanjali dans les Yoga-Sūtra.


Bien entendu, il y a ces instants furtifs de paix où ce combat disparait et laisse place à autre chose mais sans cesse le mental (cita) re-vrille et le combat doit reprendre. Et bien évidemment c’est au nom de ces rares victoires que je continue à me battre et pratiquer mais je m’interroge au fond sur l’essence du yoga et l’état de YOGA. N’a-t-on jamais fini de se battre ?  Et qu’est-ce qui prédomine chez le yogi, est-ce la capacité à se battre ou à se détendre, s’apaiser ?  Et finalement, quand le chemin nous paraît si difficile peut-on se considérer comme « Yogi » ou est-on en dehors du yoga ?



Confusion entre les effets du yoga (bien-être) et sa pratique (discipline, effort, combat)

On pourrait ici facilement objecter que je mélange processus/moyen avec finalité/résultat. Le processus étant de l’ordre du travail, de la difficulté et donc peut-être de l’ordre du combat (Yoga de l’action : tapas svādhyāya Īśvara-praṇidhāna) et résultat/finalité étant libération de la souffrance, paix permanente (kaivalya). Autrement dit : le combat serait le chemin et la paix intérieure le résultat ?


Le bien-être est plus facile à vendre…

Mais alors pourquoi omettre si facilement le chemin et sa difficulté et parler essentiellement du résultat ? Car c’est bien cela que tout le marketing du yoga nous vend ! la paix intérieure, la sérénité, le bonheur, tout cela semble facile : une méditation en lotus sur la plage, quelques acrobaties sur Instagram et hop voilà le Samadhi !


Le Yogi est-il un combattant ?

Est-ce le Yoga ?

On omet le chemin qui mène au yoga

On voit clairement qu’il y a une tendance à associer plus le yoga à ses effets (antaranga-sadhana : 4 derniers membres) qu’a sa pratique (4 premiers membres). Il y a soit une confusion entre processus et résultat qui fait, à mon sens, que l’on se méprend peut-être souvent sur la nature du YOGA en faisant du résultat, des effets et de la finalité, l’essence du YOGA et en omettant le chemin qui y mène et qui est peut-être la seule voix d’accès ou d’expérience pour la plupart.

    • Disciplines : YAMA, NIYAMA, ASANA, PRANAYAMA, 

    • Effets : PRATYAHARA, DHARANA, DHYANA, SAMADHI

    • Finalité : KAIVALYA

On pourrait m’objecter que la partie difficile concerne le débutant et que le yogi avancé ayant beaucoup pratiqué et s’étant bien battu à atteint la paix. C’est une possibilité mais est-ce si simple ? Et est-ce que dans un état avancé d’harmonie on peut baisser la garde et laisser place à l’inertie ?

Pas si sûr en effet ! Notons d’abord, que le plus haut niveau d’harmonie (plus haut niveau de samadhi) en tant qu’état de béatitude continue comme le dit Désikachar, n’est pas le commun de tous, et serait plus ce que l’on peut espérer atteindre en fin de vie car tant qu’on vit il y a du désir. En outre, comme le dit Frans Moors : « Le yoga n’est pas une béatitude inerte, mais le fruit d’un travail qui tranche et met l’ignorance en pièce ». 


Le Yoga n’est pas une béatitude inerte mais le fruit d’un travail


Le Yogi est-il un combattant ?

 

Le yoga n’est pas une béatitude inerte, mais le fruit d’un travail qui tranche et met l’ignorance en pièce” F. Moors

A de nombreuses reprises Patanjali nous met en garde dans les Yoga-Sūtra : le pratiquant même le plus avancé a des risques de chuter. Quel que soit le niveau, le moindre manque d’attention est périlleux, les anciennes habitudes nous guettent toujours. Il y aurait bien en ce sens l’idée d’une vigilance, d’un combat permanent d’avec soi-même. Le yogi, même très avancé, devrait être aux aguets, comme une sentinelle.


Le Yoga comme “art du combat”

La réflexion qui précède m’a amenée à développer l’hypothèse suivante dans mon mémoire de formation : l’hypothèse que le YOGA est plus un art du combat, l’art de se battre contre les fluctuations de son mental, ses sens, ses penchants naturels à, ses habitudes, les illusions et connaissance fausses autant de chevaux fougueux à maitriser !  Et qu’il faut l’ardeur et l’enthousiasme « d’un guerrier », « d’un combattant » pour y arriver. 

Ainsi, si le yogi est un combattant il nous faut préciser en quoi.


Le Yogi est-il un combattant ?


Le Yogi lutte contre les agitations du mental et la confusion sources de souffrance. Ses armes sont les 8 membres du yoga

Combattre les agitations du mental et la confusion sources de souffrance

Dans le chapitre 1 des Yoga-Sūtra, Patanjali explique que l’harmonie s’obtient en canalisant les fluctuations du mental [1.2] YOGAH-CITTAVṚTTINIRODHAḤ.Car le mental, s’il est mal utilisé ne nous fait pas établir une bonne relation avec le réel, mais une relation confuse (confusion des rôles, des valeurs, des priorités) qui génère de la souffrance. Le mental, s’il est bien orienté mènera à Kaivalya, équilibre intérieur où ce qui perçoit (la pure conscience) est établi dans sa véritable nature [1.3] TADĀ-DRAṢṬŪḤ-SVARŪPE-AVASTHĀNAM.

Ainsi, comme le précise Frans Moors , d’un côté l’état de non-yoga « vrtti » : anarchie, instabilité, déséquilibre » et de l’autre un état de yoga « nirodha » : restriction, orientation, canalisation, clarté, paix, maitrise du mental ». En ce sens le yogi se bat contre l’instabilité interne de son mental afin de laisser advenir purusa. 

C’est donc le sens de combatte ci-dessous qui s’applique ici :

Aller contre quelque chose, s’y opposer dans l’espoir de la modifier, la soumettre à sa volonté de manière radicale. Combattre sa nature, un sentiment, une théorie :

Le Yogi lutte donc contre les agitations du mental et la confusion qui sont sources de souffrance. Ses armes sont les 8 membres du yoga (yama, niyama, pranayama, asana, prathyrara, dharana, dhyana, samadhi) et en conséquence il y aura libération de la souffrance.

Le plan d’action du Yogi

Son plan d’action(telle une stratégie militaire) tel que commenté par Vyasa, l’un des premiers commentateurs de Patanjali comporte 7 étapes :

[2.27]  Tasya saptadhā prāntabhūmiḥ prajñā :


  • Le processus  

  • Prise de conscience de Dukha et l’accepter, ne pas être dans le déni.

  • Reconnaître qu’il y a une cause interne a moi-même : Avidya. Analyser nos souffrances

  • Déterminer la stratégie, l’objectif (un objectif atteignable)

  • Mettre en application, passage à l’action (TAPAS) avec l’idée que l’objectif peut être adapté, ajusté (pratique)

  • Les résultats (pas de hiérarchie, dès qu’on passe à l’action de manière pertinente, ils se font simultanément)

  • Ce que l’on a intégré sans guide, de manière autonome on arrive à l’appliquer tout seul 

  • Capacité d’appliquer ce processus sur des événements plus subtiles, Les changements incessant de la vie ne nous affaiblissent pas, favoriser le lâcher prise par rapport au changement, acceptation de l’instabilité du monde

  • Besoins de partager ce discernement avec ses pairs et ainsi nous sommes dans le même chemin spirituel à ce moment-là. Transmettre quelque chose quand on a intégré les étapes 1 à 4.

Il y a donc un plan d’action (objectif et stratégie) et des armes (8 membres) pour que le yogi atteigne son objectif (Kaivalya). Or, si je définis le yoga exclusivement comme harmonie, bien-être, j’omets le processus : les étapes 1 à 7 – et c’est ici que le difficile combat du Yogi semble se jouer. 

Se livrer à une pratique assidue

De fait, même avec des ennemis internes bien identifiés (confusion, agitation), un plan d’action bien défini (7 étapes), des armes (8 membres), Patanjali ne cesse de nous mettre en garde et de solliciter d’autres qualités morales indispensables. 


Le Yogi est-il un combattant ?


Se livrer à une pratique assidue


[1.12] Abhyāsavairagyābhyām tannirodhah : pour maitriser les agitations du mental, il faut se livrer à une pratique assidue couplée au détachement.

Abhyasa, c’est une démarche motivée, exercice, répétition, pratique intense « à la limite de l’affrontement » selon le commentaire de Marie Françoise Garcia. Ainsi, il s’agit bien d’un affrontement avec soi-même. Et le yogi semble bien être un combattant !


Tant qu’il reste de ce monde le yogi doit rester prudent

ABHYASA ou cultiver le gout de l’effort

Mettre en place les 8 membres, atteindre durablement l’état de Samadhi reste une tâche difficile car le yogi est de ce monde. Le yogi doit maintenir un effort soutenu par une pratique assidue « abhyasa » (1.13). Il doit cultiver le gout de l’effort, tel un guerrier.  Abhyasa est un support solide si on s’engage dans la durée sans interruption, avec intégrité, avec zèle.


Le Yogi est-il un combattant ?


Cultiver le goût de l’effort, tel un guerrier

Tant qu’il reste de ce monde le yogi continue ses efforts

Ne plus être dérangé par le jeu des gunas tel est le but. Néanmoins, comme le précise Frans Moors, en commentant le surta 1.16 si le yogin peut atteindre «  le stade absolu de plénitude et de décontraction, sans avidité envers quoi que ce soit. [… ] Néanmoins tant qu’il reste de ce monde, le yogin continue sa démarche (abhyasa vairagya 1.12) pour préserver cet état extraordinaire ». 

Il faut donc toujours être en veille, se méfier de soi-même, de son mental, de cette partie qui s’attache aux habitudes, aux tendances ainsi en 1.18 [Virâma pratyaya abhyâsa pûrvaḥ samskâra śeṣaḥ anyaḥ] Patanjali précise que même lorsque l’on a atteint l’état ultime de ravissement asamprajnata ou samadhi, suite à une longue pratique assidue (abhyasa) les anciennes habitudes, les anciens conditionnements (samskara) sont toujours là, sous forme de trace.  

Quel que soit notre niveau le risque de régression subsiste

Pour commenter le 1.19 Frans Moors écrit : « Patanjali donne un signal d’alerte qui nous concerne tous : la vigilance reste de mise, quel que soit le niveau. Tant que l’état ultime n’est pas acquis, le risque de régression, voire de chute, persiste. ». Le yogi reste un combattant !


Le Yogi est-il un combattant ?

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ant que l’état ultime n’est pas acquis, le risque de régression, voire de chute, persiste


En 3. 51, à nouveau une mise en garde, plus le yogi s’élève, plus il a de pouvoirs et plus il risque d’être convoité, flatté, aussi doit-il cultiver le détachement car « la chute reste possible même à ce niveau. Celui qui relâche sa vigilance, qui cède aux ultimes tentations, qui se laisse séduire ou se complaît dans de nouvelles identifications sème lui-même la graine des tourments dans lesquels il retombera immanquablement. »


Attention aux anciennes habitudes 

Les Yoga-Sūtra 4.27 à 4.28, comportent encore de mises en gardes. De fait même lorsque l’on approche de Kaivalya les anciennes habitudes nous guettent. 4.27 : « A cause des tendances profondes, d’autres perturbations risquent de surgir dans les interstices du discernement ».

Frans Moors commente ainsi ces deux sutra : « attention bien que très proche du discernement absolu qui porte le yogin vers la libération, la position n’est pas encore définitivement acquise. La vigilance reste de mise jusqu’au dernier instant. Bien que le risque de chute soit improbable à ce niveau, l’une ou l’autre faille peut subsister … d’autres turbulences mentales peuvent se réveiller du fait des conditionnements » « même au niveau d’évolution indiqué ici, il convient de ne pas s’endormir sur ses lauriers …. La pratique, l’humilité et la vigilance sont de mise jusqu’à la fin » 

C’est que le yogi reste dans la matière, les gunas sont de son monde, donc il est toujours un possible sujet de souffrance. Aussi, si un état supérieur découle d’une pratique régulière et longue (beaucoup d’engagement et de détachement) et si l’on entre alors directement en contact avec l’essentiel, il ne faut pas se leurrer, car les samskara (habitudes, tendances) sont toujours là. Il faut méditer toujours pour ne pas retomber dans nos travers. Les samskara et les klesas sont juste momentanément absents. Il faut se réactualiser tout le temps et ne pas faire d’analogies avec des choses qu’on a traversées, c’est un travail permanent, une veille, une vigilance permanente contre avidya. Encore une fois le Yogi est combattant.


Développer foi, force et fidélité

Aussi, croire que je peux sans effort m’assoir en lotus et rentrer en harmonie instantanément et durablement (si je ne suis pas un doué de naissance) ; c’est aussi rester dans avidya car c’est oublier les samskaras qui rodent, la nature de notre pensée agitée. C’est aussi risquer d’abandonner vite si l’on échoue car on n’a pas cultivé la notion de l’effort – se dire « ça ne marche pas, j’arrête » après peu de temps de pratique ou après un échec.

Développer foi, force et fidélité

[1.20]  śraddhā vīrya smŗti samādhiprajῆā pūrvaka itareṣām : Pour les autres, il faut cultiver la foi qui voit déployer la force pour rester fidèle à son objectif. (traduction de MF. Garcia)


yoga et engagement

Afin d’atteindre l’état ultime de ravissement « asamprajnata », le yogi, tant qu’il est de ce monde doit s’armer de foi, force et fidélité (śraddhā vīrya smŗti)


Assumer la fragilité du Yogi

C’est précisément parce qu’il est de ce monde que cela n’est jamais gagné d’avance. Il est fait de matière, combat dans la matière avec la matière. Parce que le yogi est fait de dualité (cit/citta ; prakriti) et que cette dualité comporte toujours un potentiel de souffrance, de déséquilibre que le sutra 1.20 est une lumière, un guide pour les yogis de ce monde, « pour nous les autres ».


le chemin du yoga

Assumer que nous sommes en chemin, c’est bien là aussi la force du réalisme de Patanjali, lorsqu’il nous met en garde, si souvent, contre l’illusion de l’acquis


Finalement, ce qui m’a poussé à faire cette recherche sur le statut du yogi combattant, ce n’est pas tant pour en démontrer la force que d’en assumer la fragilité et faillibilité. C’est aussi pour mettre en lumière les sutras qui m’ont aidée à tenir et à ne pas abandonner ma formation d’enseignant dans certains moments de doutes. Car finalement assumer qu’il nous faut de la foi, de la force, de la fidélité pour viser plus d’harmonie, c’est assumer notre imperfection à nous « les autres » ; « Itaresam » et c’est aussi nous ouvrir un espace pour continuer.


Assumer que nous sommes en chemin, c’est bien là aussi la force du réalisme de Patanjali, lorsqu’il nous met en garde, si souvent, contre l’illusion de l’acquis.

Daphné pour Inclusive Yoga


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